Texte de Raymond CORTAT édité en 1938. L’Auvergne chez elle et à travers le monde.
« La terre Sainte ….Elle englobe à peu près les cantons de Riom-es-Montagnes, Condat-en-Feniers, Allanche, ainsi que les communes limitrophes. Les « voyageurs » partent de la ferme après les grands travaux d’été, et rentrent au printemps. Certains s’adonnent exclusivement au commerce de la toile. Ils se rendent de préférence en Bretagne, en Normandie, en pays picard, régions où l’on ne fait qu’une grande lessive dans l’année ; mais ils parcourent aussi l’Est, le Midi, le Bordelais, et par l’Espagne atteignent le Maroc et l’Algérie.Avant-guerre, ( donc celle de 14-18 puisque Cortat écrit en 1938 ) ceux-ci traitaient déjà pour vingt-cinq millions d’affaires ; l’on m’affirme que la corporation vendait les trois-quarts de la production textile du Nord. Comment naquit ce commerce ?
Il y a soixante-quinze ans ( soit vers 1860 ), les confins du Cézallier et de l’Artense ne portaient pas le nom de « terre sainte » qu’on leur a donné depuis. Les merciers-colporteurs, « fléaux de la société par leur mauvaise foi et leur inconduite », notait un vertueux sous-préfet sanflorain, ne s’étaient pas encore élevés au rang de « marchands de toile ». Volontiers les flétrissaient-on de termes méprisants : leveurs, rouleurs, ou colleurs, – tromper l’acheteur se disant en argot de métier « pratiquer la colle ». Le colporteur chargeait sa marchandise sur le dos. La balle de drap à l’épaule, parfois la « brassière » de parapluie en bandoulière, telle un carquois, il déambulait de logis en logis, vendant, raccommodant, troquant la baleine de monture, fort recherchée.
Le hasard voulut qu’un de ces chineurs, M. Genestoux, de Marcenat, séjournât dans un hôtel où des juifs belges avaient leur quartier général. Il les observa, s’aperçut qu’ils emportaient chaque matin de gosses quantités de toile, n’en rapportaient guère. Voilà l’Auvergnat sur les dents. Il essaie d’entrer en relation avec ses voisins. Méfiants, ils se dérobèrent. Genestoux mena secrètement son enquête, ne craignit point de visiter sur leurs traces les mêmes maisons, s’informa des prix, connut la façon dont ils établissaient les traites, fit comme eux, d’abord, puis mieux qu’eux. Entre temps il alertait ses compatriotes. Qu’il s’agisse de sonner de la trompette dans les cortèges royaux, d’aller à la pique ou de vendre de la toile, dés qu’un Auvergnat découvre un moyen nouveau de réalise, il n’a rien de plus pressé que de l’exploiter avec ceux de son village.
Du mercier-colporteur au marchand de toile, il y a mieux qu’une question de titre. Le premier n’était qu’un commerçant de fortune ; le second a sa personnalité bien marquée parmi les diverses catégories d’émigrants : le « bougnat », le « bistrot », le « ferrailleur », restent Auvergnats cent pour cent. Le marchand de toile ne manque pas d’accointance avec le Gaudissart balzacien. Parce qu’il s’introduit dans les milieux sociaux « distingués », ses manières se polissent, s’affinent. Chez lui l’Auvergnat se mâtine de Normand, s’embrume de Breton, s’ensoleille de verve méridionale, se pénètre de froideur lorraine, sans cesser au fond de rester lui-même. Car le complexe psychologique de la race facilite son adaptation à tous les tempéraments, comme sa nature physique le prédispose à tous les climats.
Le leveur n’eut d’abord pour monture que le cheval de Saint-François. Par la suite il s’adjoignit un attelage. On imagine ces tapissières, leurs coffres profonds, bourrés de marchandises : draps de lit, linge commun et de luxe, vêtements de travail. Aujourd’hui, le marchand de toile roule en auto. C’est à qui possédera le coach le mieux racé, la plus élégante villa : témoignages de la réussite ; les diplômes du voyageur. A le voir s’affairer, pendant l’été, aller et venir dans sa voiture de grande marque, on oublie ce que représente de labeur acharné une si complaisante ostentation. L’huis obstinément clos, le client dont il faut amadouer la méfiance, déverrouiller la résistance ; et les randonnées sur tous les chemins, par tous les temps. De retour à l’hôtel, il lui faut s’enfermer dans sa chambre, ouvrir le registre des comptes, inscrire les commandes et les transmettre, relancer les mauvais payeurs. Depuis la guerre, des difficultés nouvelles ont surgi : mévente des produits agricoles dans le monde paysan ; chômage, cherté de la vie, dans le monde ouvrier. Pour tenir, le voyageur s’est adapté. Avec la toile, les vêtements, il offre aujourd’hui des meubles, de la literie, des cuisinières, des postes de T.S.F., des fusils de chasse. Il concurrence le grand magasin. Il livre à domicile, accorde des facilités de paiement, échelonné ou même reporté, peut vendre à prix égal des articles de qualité supérieure, ses frais généraux se réduisant au séjour à l’hôtel et à l’entretien des voitures.
Des chiffres des détails. Croit-on ainsi pénétrer les arcanes de la Terre Sainte ? Hors les initiés, qui se flatterait de savoir le fin des choses ? Comme les piqueurs, les scieurs de long et les chaudronniers, les mercandiers usaient entre eux d’un argot, le broun ; certains mots paraissent venir du lanquedocien, par dérivation métaphorique : ainsi la clujo, la qu antité de drap nécessaire pour un vêtement, de clujado, la couverture de chaume ; le nieflaïre, le mouchoir, rappelle l’expression levar la nifle, béer, avoir le nez en l’air, tandis que le broutzou, le mètre en bois, s’applique d’ordinaire à une branchette. D’autres se révélent fort pittoresques, par exemple le colle-pego, le cordonnier ( colleur de poix ), le croque-plume, l’instituteur, le serinquaïre, le pharmacien. Ne parle pas trop. Dans ce vocabulaire réduit, une expression conseille le silence : chine-louette, ne dis-rie, tais-toi.
Tais-toi…Tant de prudence ne laisse pas d’intriguer. Ne pourrait-on chercher de ce côté-là l’origine des histoires de la Terre Sainte ? Si elles n’étaient qu’une explication trop commode ?
Ils l’ont nommée ainsi, avec une ferveur quasi religieuse : La Terre Sainte, la terre promise, la contrée bénie de l’Ile Verte, celle dont ils rêvent sous les ardeurs du soleil marocain, dans les brumes nordiques. Ces chineurs, ces roulants, ne s’expatrient qu’afin de mieux s’enraciner. Au bout de leur randonnée se profile l’oustal (Oustal « maison; logis » de l’adjectif latin hospitalis ) qu’ils planteront au retour, après fortune faite. Leur fidélité a entraîné une plus value considérable du sol ; on se dispute les lambeaux de la Terre Sainte. Dans la vallée de Cheylade, des fermes ont été achetées cinq cent mille, sept cent mille francs, qui rapportent à peine un pour cent, ou même ne rapportent rien. En tel hameau, on a vu des offres de soixante quinze mille francs pour un « pradou » de vingt mètre sur douze : elles ont été refusées. Quelqu’un me disait : « La Terre Sainte, ce n’est pas à l’hectare qu’elle se vend ; c’est au poids »
La Terre Sainte c’est celle que s’arrachent à prix d’or les marchands de toile. »